CORINNE-IDA LASMÉZAS, JEAN-PHILIPPE
DESLYS et DOMINIQUE DORMONT sont chercheurs dans
le service de neurovirologie du CEA à
Fontenay-aux-Roses. e-mail : lasmezas@cea.fr
OLIVIER ROBAIN est médecin et chercheur à
l'hôpital St Vincent de Paul et à l'Inserm U29.
La controverse scientifique en quatorze points
Lexique
Figure
1.
Structure de la PrP
Figure
2.
Figure
3.
Figure
4.
Figure
6.
Figure
5.
Lésions de spongiose dans le cerveau
*ÉPONGE.
Lors
des ESST, les cerveaux présentent dans le corps et le
prolongement des neurones de multiples gonflements
vacuolaires faisant parler de spongiose, par comparaison
avec une éponge.
*PRÉVALENCE
nombre de cas par an
au sein d'une population donnée, sans distinguer entre
les cas nouveaux et les cas anciens.
*VIRUS LENT
l'expression de «
maladie à virus lent » (à infection lente serait plus
juste) date de 1954. Ces maladies du système nerveux se
caractérisent par la longueur de l'incubation, le
développement lent et irréversible des symptômes
conduisant à la mort, des lésions anatomiques localisées
au système nerveux, et enfin la possibilité de
transmission.
*SPORADIQUE
du grec sporas : épars, dispersé. Une
maladie sporadique frappe un petit nombre d'individus
isolément, par opposition à endémique ou épidémique.
*IATROGÈNE
ou
plutôt iatrogénique (du grec iatros , médecin et
genos , origine, cause) fait référence à une
transmission due à un acte médical (injection d'hormone
de croissance contaminée) ou chirurgical (en
neurochirurgie : greffes de dure-mère).
*Il y a
TRANSMISSION HORIZONTALE
lorsque l'agent infectieux se transmet
d'individu à individu par contagion aérienne, digestive,
etc. La transmission génétique ou de mère à enfant est
dite verticale.
*LES
NUCLÉASES forment une grande famille d'enzymes
spécifiquement capables de dégrader les acides
nucléiques. Elle se partage en deux classes, l es
désoxyribonucléases qui hydrolysent spécifiquement l'ADN
et les ribonucléases qui sont spécialisées dans
l'hydrolyse de l'ARN.
*PSORALÈNE
agent chimique qui,
joint à l'action des UV, provoque des liaisons chimiques
covalentes entre les brins d'acides nucléiques.
*PROTÉASE
enzyme
qui dégrade les protéines en hydrolysant certaines de
leurs liaisons peptidiques.
*ARN MESSAGER. Copies de l'ADN, les ARN
messagers, fruit de la transcription de l'ADN, sont lus
et traduits en protéines par des organites cellulaires
du cytoplasme, les ribosomes.
*ÉPITHÉLIUM SECRÉTOIRE: l'épithélium
est un tissu non vascularisé, exclusivement constitué de
cellules juxtaposées, ayant pour fonction de produire
une sécrétion (glandes salivaires, muqueuse
intestinale).
*EXON
chez les eucaryotes (organismes dont les
cellules ont des noyaux), les gènes contiennent des
séquences codantes ou non, les exons, interrompues par
des séquences non codantes, les introns.
*ÉPISSAGE ALTERNATIF
Les gènes
sont d'abord transcrits sous forme de longs ARN
messagers précurseurs qui sont ensuite raccourcis pour
aboutir à la molécule d'ARNm final : ce phénomène est
appelé l'épissage. L'ARNm précurseur est débarrassé de
ses introns. Très souvent, les ARNm peuvent être épissés
de différentes façons, produisant ainsi plusieurs
protéines à partir d'un seul gène : c'est l'épissage
alternatif. Dans le cas du gène de la PrP, le fait que
la séquence codante soit d'un seul tenant rend
impossible tout épissage alternatif.
*HÉTÉRODIMÈRE : association de deux
molécules (dimère), ici deux protéines différentes
(hétéro).
*TITRE
INFECTIEUX
Lorsqu'on inocule un extrait
infectieux à des animaux de laboratoire, ceux-ci
développent la maladie avec une fréquence et une période
d'incubation directement liées à la dose d'agent
infectieux inoculé. Le titre infectieux d'une
préparation se mesure en observant le nombre d'animaux
malades en fonction des dilutions successives de
l'échantillon. Il se calcule à partir de la dose létale
50 % (DL50), c'est-à-dire la dose qui ne tue que 50 %
des animaux.
*ÉLECTROPHORÈSE
Méthode de
séparation des protéines ou des acides nucléiques qui
repose sur les différences de charge électrique, de
taille et de forme de ces molécules qui migrent sur un
support soumis à un champ électrique.
*KILODALTON (kD)
Le dalton est
une unité correspondant à la masse d'un atome
d'hydrogène (1,67 x 10-24 g). Les poids moléculaires
sont exprimés en daltons ou kilodaltons.
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La Recherche a
publié :
(I) F. Rosier, « Les souris
"knock-out" ont la pêche », juin 1996.
(II) D.
Dormont, J. Brugère-Picoux, « Les encéphalopathies
spongiformes »,
avril 1992.
(III) J.
Froment et L. Manuelidis, « Vache folle : prion ou virus ? », mai 1996.
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L'idée
iconoclaste d'une protéine infectieuse est devenue un dogme
L'agent secret des maladies à prions
Que sait-on vraiment de la biologie du
prion ? Cette mystérieuse
protéine à deux visages joue un rôle fondamental dans les
encéphalopathies spongiformes transmissibles. Lorsqu'elle
s'accumule, elle est toxique pour les cellules du cerveau.
Mais comment une protéine naturelle peut-elle devenir
infectieuse ? Comment expliquer qu'au sein d'une même espèce
elle puisse se présenter sous de nombreuses variantes ? La
série de questions qui demeurent sans réponse plaide en faveur
de l'existence d'un agent pathogène associé. Mais celui-ci
reste à découvrir.
Diverses
maladies ont été rassemblées depuis la fin
des années 1960 sous l'appellation d'encéphalopathies
subaigües spongiformes transmissibles (ESST). Ce vocable
évoque leurs principaux points communs : elles évoluent
lentement, d'où le terme de « subaiguës », les cerveaux
s'altèrent et se transforment progressivement en « éponges »*
; ces maladies peuvent se transmettre d'individu à individu ;
outre l'homme, elles atteignent plusieurs autres espèces de
mammifères et particulièrement les animaux d'élevage, ovins et
bovins.
La première description d'une maladie de ce type
remonte au XVIIIe siècle : ce fut la tremblante du mouton,
baptisée scrapie par les Anglo-Saxons. Ces mots
soulignent ses signes cliniques les plus significatifs : le
tremblement et le prurit entraînant des lésions de grattage.
Cette maladie endémique n'a suscité jusqu'à une date récente
qu'un intérêt limité. En 1938, en l'inoculant à des chèvres,
les Français J. Cuillé et P.L. Chelle, de l'Ecole vétérinaire
de Toulouse, prouvèrent qu'elle est transmissible. Mais cette
découverte resta longtemps dans l'oubli.
Près de vingt ans plus tard, en 1957, le pédiatre
américain Carleton Gajdusek étudie en Nouvelle-Guinée une
maladie fatale du système nerveux qui touche sur un mode
épidémique des indigènes vivant encore à l'âge de pierre. La
tribu des Fore est particulièrement atteinte par cette maladie
qu'elle appelle kuru, ce qui signifie « frisson ». Dans ses
écrits, Gajdusek s'interroge longuement sur la cause du kuru.
Deux éléments évoquent une origine génétique : la forte
prévalence* dans un isolat de population fortement consanguine
et l'atteinte plus fréquente de certaines familles. Gajdusek
note cependant que les femmes et les enfants sont beaucoup
plus souvent malades, ce qui ne correspond à aucun modèle
génétique connu. Il établit la responsabilité du cannibalisme
rituel pratiqué par les Fore.
Trois faits cruciaux émergent peu à peu de l'étude du
kuru. Tout d'abord, en 1959, le vétérinaire américain W.J.
Hadlow est frappé de la similitude entre kuru et tremblante du
mouton sur le plan clinique et neuropathologique. Ensuite,
comme la tremblante, le kuru est transmissible. L'équipe de
Gajdusek entreprend d'inoculer du tissu cérébral de patients
morts du kuru, par voie intracérébrale, à des chimpanzés.
Après une très longue incubation (atteignant 30 mois), les
singes sont atteints d'ESST et ce résultat est publié en 1966
dans Nature . Il s'agit, dit alors Gajdusek, de la
première maladie humaine due à un virus lent*.
Troisième fait, dont se rend compte le futur prix Nobel
: le kuru est proche de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ),
curieuse démence présénile décrite à partir du début du XXe
siècle. Comme le kuru et la tremblante, la MCJ comporte un
aspect neuropathologique très original : l'autopsie révèle une
spongiose, c'est-à-dire la présence de vacuoles optiquement
vides dans les prolongements nerveux (fig.
1). La MCJ était classée dans le cadre des maladies,
dites dégénératives, du système nerveux. Elle n'était pas
alors reconnue comme infectieuse. L'épidémiologie indiquait
une maladie rare (un cas par million d'habitants et par an),
mais son caractère très ubiquitaire n'évoquait pas une maladie
génétique. En 1968, Gajdusek transmet la MCJ humaine au
chimpanzé.
A cette époque la nouveauté et l'originalité des ESST
sont très grandes, particulièrement chez l'homme. Connues pour
être endémiques chez le mouton, ces maladies ont toutes une
forme transmissible. Mais 90 % des cas de Creutzfeldt-Jakob
sont sporadiques*
(cas dispersés). Et certaines variantes de la maladie de
Creutzfeldt-Jakob, ou encore le syndrome de
Gerstmann-Sträussler-Scheinker (GSS) sont génétiques.
Dès qu'il commence à travailler sur le kuru, Gajdusek
recherche son agent infectieux. L'entreprise se révèle très
difficile. La surprise est grande de voir une maladie
transmissible du système nerveux, a priori attribuable
à un nouveau virus, aussi complètement dépourvue des signes
inflammatoires habituels accompagnant les maladies
infectieuses. Aucune réaction immunitaire spécifique ne peut
être mise en évidence. Aujourd'hui encore, l'agent responsable
de toutes ces encéphalopathies transmissibles reste l'objet de
débats scientifiques passionnés, et parfois vifs.
L'apparition de cas iatrogènes* de MCJ à partir de
1985-1986, après prescription d'hormone de croissance extraite
d'hypophyses humaines prélevées sur des cadavres, puis le
développement d'une encéphalopathie spongiforme (ESB) dans les
troupeaux de bovins de Grande-Bretagne, et enfin le soupçon de
la transmissibilité à l'homme de l'ESB après la description
d'une nouvelle variante de la MCJ (nvMCJ), ont alerté
l'opinion publique et relancé les recherches. Les
préoccupations économiques et sanitaires font que le public
demande avec insistance une explication claire et des mesures
efficaces en termes de sécurité alimentaire et pharmaceutique.
Les statisticiens évaluent à près de 900 000 le nombre de
bovins en phase d'incubation de la maladie et passés dans
l'alimentation humaine, principalement britannique, avant mars
1996. Mais, actuellement, il n'est pas possible d'évaluer
l'ampleur de l'épidémie de nvMCJ à venir au Royaume-Uni - une
fourchette allant de 70 cas à 80 000 cas a été proposée. La
transmissibilité de la tremblante et de l'ESB chez l'animal,
du kuru et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme est
désormais bien établie. Cependant le fossé est large entre la
transmissibilité expérimentale et ce que l'on peut observer en
clinique. Chez l'homme, les cas avérés de transmission horizontale*,
d'un individu à un autre individu sont exceptionnels.
Avec la disparition du cannibalisme en Nouvelle-Guinée
vers la fin des années 1950, le kuru a progressivement
décliné. Les cas humains iatrogènes sont très rares, exception
faite des cas de MCJ dus à l'hormone de croissance d'origine
humaine contaminée, observés majoritairement en France (qui
regroupe 55 % des cas mondiaux). La plupart des cas de MCJ
restent d'apparition sporadique.
Les formes génétiques représentent moins de 10 % des
cas connus d'ESST humaines. La mise à jour de quelques
douzaines de familles dans lesquelles les membres de trois ou
même quatre générations ont développé une MCJ, évoque une
maladie génétique dominante. Mais, paradoxalement, ces formes
d'allure génétique sont aussi transmissibles horizontalement
(expérimentalement, à l'animal de laboratoire), ce qui prouve
la présence d'un agent de type infectieux.
De même, la tremblante du mouton a été longtemps
considérée comme une maladie génétique. Or la possibilité de
transmission horizontale, par ingestion de placentas
contaminés, et verticale - lors d'expériences de transferts
d'embryons d'une mère infectée à une brebis saine - est
désormais bien étayée.
Quant à l'épidémie d'ESB, son origine alimentaire est
établie en 1988. Cette conclusion repose sur des données
épidémiologiques et incrimine la consommation par les bovins
de farines d'os et de viande dans lesquelles ont été
incorporées des carcasses d'animaux infectés. Quant à la
transmission materno-foetale (de la vache au veau), bien que
non démontrée formellement, elle semble pouvoir exister, ce
qui risque de retarder l'extinction totale de l'épidémie.
L'agent pathogène des ESST restant mystérieux, comment
le détecter ? Le caractère infectieux d'un tissu à tester est
mis en évidence en l'inoculant à l'animal de laboratoire, le
plus souvent par voie intracérébrale. Au plan biochimique,
l'agent infectieux des ESST présente une résistance
inhabituelle à divers procédés d'inactivation : il résiste
beaucoup mieux aux agents dénaturant les acides nucléiques
(nucléases*, radiations ionisantes, psoralènes*) qu'aux
procédés dénaturant les protéines, comme les protéases*. Ces
caractéristiques ne sont pas celles généralement observées
avec les virus connus. D'où l'expresssion « agents
transmissibles non conventionnels » (ATNC). Dès les années
1960, J.S. Griffith puis Raymond Latarget, avec des arguments
indirects, émettent l'hypothèse que ces agents sont d'une
nature purement protéique. En 1982, Stanley Prusiner étudie
l'agent de la tremblante à l'université de San Francisco : à
partir du système nerveux central (SNC) de hamsters inoculés
avec la tremblante, il obtient une fraction purifiée qui
contient principalement une protéine hydrophobe et qui
conserve le pouvoir infectant. Prusiner adopte à son tour
l'hypothèse de la protéine infectieuse et propose d'appeler «
prion » l'agent transmissible
(anagramme de proteinaceous infectious particle ). La
protéine hydrophobe isolée s'accumule dans le SNC des sujets
atteints sous une forme résistante à une protéolyse limitée
qui détruit les autres protéines. Elle est désormais appelée
PrP pour protéine du prion.
Munis des outils de la biologie moléculaire, les
chercheurs sont partis sur la piste du gène codant cette
protéine. Pour aboutir en 1985 à cette curieuse constatation :
la PrP, à l'origine considérée comme l'agent infectieux, est
codée par le génome de l'hôte. C'est un constituant normal de
la cellule. Le gène de la PrP est identifié chez tous les
mammifères étudiés, rongeurs, ruminants, primates... Ce gène
varie très peu : selon l'expression usuelle des généticiens,
il est très conservé. Chez l'homme, on le trouve sur le bras
court du chromosome 20. Très vite, il est apparu que la
protéine présente chez le mammifère normal et celle qui
s'accumule dans le système nerveux lors des ESST sont codées
par le même gène et ont la même séquence en acides aminés.
En revanche, leur conformation tridimensionnelle semble
différente. Les méthodes d'analyse structurale,
essentiellement la spectroscopie infrarouge, permettent de
proposer des modèles de structure : la protéine normale
comporte d'avantage d'hélices (dites a) que de feuillets
(appelés b), tandis que la proportion de ces derniers augmente
dans la forme anormale. L'existence de ces deux types de
protéines et le mécanisme de passage de l'une à l'autre, ainsi
que la capacité de la forme pathologique à s'accumuler sont au
coeur du débat actuel.
Pour Stanley Prusiner, l'agent infectieux de la
tremblante est constitué uniquement de la protéine prion PrP sous sa forme anormalement
repliée en feuillets b, cette modification de structure
spatiale étant transmissible à des molécules de PrP
initialement normales. Il s'agit là d'un schéma typiquement
instructionniste impliquant un transfert d'information de
protéine à protéine au moins au niveau de la conformation.
Ce schéma est en contradiction avec la génétique
classique. Le paradigme fondamental de la biologie
moléculaire, exprimé avec force par Jacques Monod dans Le
hasard et la nécessité en 1970, implique en effet que dans
la cellule vivante l'information se fasse de l'ADN vers l'ARN
puis vers les protéines. La séquence des acides aminés,
formant la structure primaire de la protéine, est codée à
partir de la librairie de séquences nucléotidiques présente
dans le génome. La structure tridimentionnelle des protéines
est liée de façon univoque à la structure primaire et, «
parmi les milliers de conformations repliées en principe
accessibles à la fibre polypeptidique une seule est choisie et
réalisée » , écrit J. Monod.
L'idée que la structure d'une protéine puisse être
induite par celle d'une autre protéine rappelle ce que les
immunologistes imaginaient au début des années 1940 : la
pénétration d'un antigène était supposée « mouler »
l'anticorps correspondant, hypothèse tout à fait logique pour
expliquer l'exacte adaptation de la réponse immune à une
multiplicité d'antigènes. Cette hypothèse s'est finalement
révélée fausse, la réponse immune étant induite par
l'expression clonale d'un anticorps déjà présent dans le
répertoire.
L'hypothèse du prion
s'attaquait donc au dogme en vigueur. Et pourtant, grâce à
l'acharnement de Prusiner, elle est à l'origine des progrès
les plus marquants dans le domaine des ATNC depuis plus de dix
ans, grâce aux différentes approches expérimentales qu'elle a
suscitées. Les études de biologie structurale ont aussi montré
qu'il peut exister des états de transition entre deux formes
tridimensionnelles d'une même protéine. Pendant longtemps
rejetée comme hétérodoxe, l'hypothèse du prion est aujourd'hui acceptée par la
majorité des chercheurs. A vrai dire, elle est à son tour
presque devenue un dogme.
Rappelons brièvement les connaissances acquises sur ces
deux isoformes de la PrP. On l'a vu, la protéine normale
présente chez l'individu sain est facilement dégradée par les
protéases. Elle a été appelée PrPc (pour cellulaire) ou PrPsen
(pour sensible aux protéases), afin de la distinguer de la
forme anormale appelée PrPsc dans le cas de la tremblante (sc
pour scrapie ) ou PrPres pour résistante.
La protéine elle-même est difficile à visualiser par
les techniques classiques. On a recherché les ARN messagers*
qui la codent chez l'animal sain : ils ont été mis en évidence
dans de nombreux organes, comme la rate, le muscle ou le
poumon. Mais généralement à des taux dix à cinquante fois plus
faibles que dans le cerveau. Il a fallu des outils
sophistiqués de microscopie électronique pour observer la
distribution, également ubiquitaire, de la protéine elle-même.
Dans le système nerveux central, elle est essentiellement
neuronale et se situe en particulier dans les boutons
synaptiques (fig.
2)(1). En dehors du SNC, on trouve la PrP dans les
épithéliums sécrétoires*, ce qui pourrait avoir une incidence
lors d'une transmission des ATNC par voie orale. En dépit de
sa localisation ubiquitaire, le rôle de la PrP reste inconnu.
Les souris transgéniques, dites knock-out (KO), chez
lesquelles le gène de la PrP ne s'exprime pas, n'ont pas de
troubles particuliers( I) .
Quant à la protéine anormale, dans les cas les plus
démonstratifs, elle s'accumule dans le cerveau des individus
infectés sous forme de plaques amyloïdes (fig.
3 ) que l'on observe lors du GSS, du
kuru et de la nvMJC. Les méthodes de purification de la PrPres
utilisent ses propriétés d'agrégation en présence de
détergents, et de résistance à la protéolyse. Après
ultracentrifugation, la PrPres ainsi purifiée prend, observée
au microscope électronique, un aspect en fibrilles ou
bâtonnets. Ces structures sont appelées SAF ( scrapie
associated fibrils ) ou prion rods et correspondent
à des polymères de PrPres(2). Les mécanismes de transformation
de la PrPc en PrPres demeurent inconnus. On sait qu'il n'y a
aucune modification de la nature ou du taux des ARNm de la PrP
au cours de ces maladies. La partie codante du gène étant
contenue dans un seul exon*,
il n'existe pas de possibilité d'épissage alternatif*.
L'accumulation de la PrPres résulte vraisemblablement de sa
résistance au catabolisme normal, c'est-à-dire au processus
naturel de dégradation des protéines.
Pour expliquer le passage de la protéine normale à la
protéine pathologique, différentes hypothèses ont été
proposées. Dans la théorie du prion formulée par Prusiner, il y
aurait interaction directe entre une molécule de PrPres et une
molécule de PrPc (formation d'un hétérodimère*), ce qui
induirait la modification de la conformation de la PrPc(3).
Cette modification de structure pourrait aussi résulter d'un
processus de polymérisation en chaîne, initié par la PrPres
inoculée qui servirait de cristal initiateur (phénomène de
nucléation)(4). D'autres auteurs ont également évoqué
l'intervention de molécules chaperonnes (ces protéines qui
aident les autres protéines à acquérir leur structure
tridimensionnelle), modifiant le repliement normal de la
protéine au cours de sa synthèse, la PrP pouvant même être sa
propre molécule chaperonne (5)(II). Enfin, si l'on envisage
l'existence d'un agent infectieux distinct de la PrP, on peut
imaginer que celui-ci interfère avec le métabolisme de la PrP
à un moment de son cycle réplicatif et qu'il induise
l'apparition d'une forme anormale de la protéine qui, ne
pouvant plus être éliminée par la cellule, s'accumule.
Quel est le rôle de la PrP dans les ESST ? Le gène
codant la protéine native est le déterminant majeur de la
composante génétique de ces maladies. Chez l'homme, des
mutations de ce gène sont retrouvées dans toutes les formes
familiales d'ESST : le GSS, les formes génétiques de la MCJ et
l'insomnie fatale familiale (IFF), plus récemment décrite. Des
expériences réalisées avec des souris transgéniques possédant
plusieurs copies du gène ont montré qu'il contrôle la
susceptibilité aux ESST, la durée de l'incubation de la
maladie et la barrière d'espèce. La susceptibilité de ces
animaux transgéniques est en effet proportionnelle au nombre
de copies du transgène de la PrP. A l'inverse, des souris
n'exprimant pas le gène de la PrP de souris ne sont pas
sensibles aux ATNC de souris. La barrière d'espèce protège de
l'infection par un ATNC provenant d'une autre espèce. Mais
cette protection est plus ou moins complète selon les espèces
hôtes et les souches d'ATNC. On peut la franchir en faisant
exprimer un gène de PrP étranger à des animaux transgéniques.
Ainsi une souris normalement résistante à un ATNC de hamster
devient sensible à cet agent si elle possède le gène codant
pour la PrP normale de hamster(6) (fig.
4).
La PrPres joue donc manifestement un rôle central dans
la physiopathologie de la maladie et dans l'établissement des
lésions neurodégénératives. Que sait-on de sa toxicité
cellulaire ? In vivo , dans deux modèles d'ESST de
souris, l'accumulation de PrPres précède l'activation des
astrocytes (la gliose), une population cellulaire présente
dans le système nerveux central ; elle précède aussi
l'établissement des lésions de spongiose(7) . De même, in
vitro , dans des cultures de cellules nerveuses, un
peptide de synthèse correspondant au fragment hydrophobe de la
PrPres, ayant tendance à polymériser sous forme de fibrilles
et constitué des acides aminés 106 à 126, est capable
d'induire une mort neuronale par apoptose ainsi qu'une
prolifération et un gonflement des astrocytes (gliose)(8).
Cette action toxique ne s'observe pas sur des cultures
cellulaires provenant de souris n'exprimant pas la PrP (souris
KO). Il en est de même in vivo chez des souris KO (sans
PrP) ayant eu une greffe de cellules embryonnaires cérébrales
de souris normale. Après inoculation par voie intracérébrale,
l'accumulation de la PrPres et les lésions habituelles de
spongiose et de gliose apparaissent au niveau du greffon ; en
revanche, dans le tissu environnant la greffe (n'exprimant
donc pas la PrPc) aucune lésion n'est visible, bien que des
dépôts de PrPres provenant du greffon y diffusent(9). Il
semble donc que la protéine normale soit requise pour que
s'exprime la toxicité de la protéine pathologique. L'hypothèse
du prion a remis à l'ordre du
jour une notion ancienne, celle d'hérédité « cytoplasmique »,
qui avait été complètement éclipsée par le développement de la
génétique classique. Un phénomène de type prion a ainsi été décrit chez la
levure(10). En effet, il existe chez Saccharomyces
cerevisiae un mutant (baptisé [URE3]) pour la protéine
ure2 capable d'induire par cytoduction l'apparition de ce
phénotype mutant dans une cellule voisine.
La cytoduction est l'accolement de deux cellules,
puis la fusion des membranes et l'échange de matériel
cytoplasmique. Dans ce modèle, il y a transfert d'information
de type génétique par le cytoplasme et non par le noyau.
D'autres modèles analogues ont été décrits dans d'autres
levures ou des champignons. Toutefois, ni le gène ni la
protéine PrP ne sont concernés par ces modèles, très éloignés
du mode de communication intercellulaire chez les mammifères.
Les ATNC sont-ils constitués exclusivement de PrP
anormale ? Les tenants de cette hypothèse développent une
série d'arguments convaincants. Mais des contre-arguments
peuvent être opposés point par point (voir l'encadré page
suivante). Si l'hypothèse la plus populaire et la plus
originale demeure celle d'une protéine infectieuse, elle ne
répond pas facilement à toutes les questions. Une somme de
preuves partielles ne constitue pas une preuve absolue. Il
existe donc encore de la place pour un agent infectieux
associé à la PrP anormale (fig.
5)(III).
En particulier, l'existence de différentes souches
d'agents infectieux demeure difficilement interprétable dans
la théorie protéique pure. Ces souches se distinguent les unes
des autres par leur dynamique de réplication (dont dépend la
durée d'incubation de la maladie) et leur tropisme pour
différentes régions du cerveau. La cartographie quantitative
des lésions de spongiose, très bien étudiée depuis une
vingtaine d'années notamment par les chercheurs d'Edimbourg,
permet d'identifier chaque souche infectante chez la souris.
On parle ainsi de « profils lésionnels », spécifiques d'une
souche d'ATNC chez un hôte donné. Plus de vingt souches ont
été isolées chez la souris, ce qui pose la question de
l'existence d'une information spécifique de l'agent,
indépendante de la PrP de l'hôte. Dans l'hypothèse du prion, cette information serait codée
par la structure de la PrPres. Un dogme de la biologie
structurale voulait qu'une protéine n'adopte qu'une seule
structure, celle correspondant à son état thermodynamiquement
le plus stable. Le concept d'une protéine pouvant avoir deux
états structuraux différents dans un même environnement
cellulaire (respectivement la PrP cellulaire -PrPc- et la
PrPpathologique- PrPres-) était déjà très novateur. Il devient
difficile d'expliquer qu'il puisse exister vingt formes de la
PrP chez un même hôte, sans l'intervention d'un autre facteur.
L'apparition de l'ESB apporte un éclairage nouveau aux
maladies à prions. Contrairement
à la tremblante présente à l'état endémique depuis des siècles
dans les troupeaux de moutons, l'ESB est une maladie nouvelle
propagée sur un mode épidémique. Le caractère infectieux de
cette maladie est au premier plan et la génétique de l'hôte
joue un rôle très discret, alors que dans la tremblante il est
important : les études épidémiologiques n'ont pas retrouvé de
différence de susceptibilité selon les races de bovins et des
moutons génétiquement résistants à la tremblante sont
infectables par l'agent de l'ESB. De plus, la protection par
la barrière d'espèce semble moins forte avec le nouvel agent
de l'ESB, apparemment très stable. En effet, d'autres espèces
ont été contaminées par voie alimentaire, y compris des
carnivores : tigre, pumas, ocelots et guépards élevés dans des
zoos anglais et nourris de carcasses bovines. De la même
manière, alors qu'aucun lien épidémiologique n'a jamais été
mis en évidence entre la tremblante du mouton et la maladie de
Creutzfeldt-Jakob chez l'homme, la contamination par l'agent
bovin semble constituer la seule explication vraisemblable de
l'apparition de la nouvelle variante de MCJ en
Grande-Bretagne. Le premier argument expérimental en faveur
d'un lien de cause à effet entre l'agent bovin et la maladie
humaine est venu de la découverte de lésions similaires chez
le macaque infecté par l'agent de l'ESB et les patients
décédés de nvMCJ(11). Chez ces patients et chez les bovins
atteints, l'étude de la PrPres a révélé un profil particulier
en électrophorèse, ce qui renforce la notion du caractère
nouveau de cette maladie et sa similitude avec l'ESB(12).
L'hypothèse du prion n'est pas
toujours pertinente pour expliquer et prédire le comportement
de l'agent de l'ESB, alors que des raisonnements virologiques
classiques permettent une approche plus pragmatique.
De plus, lors d'expériences de transmission de l'agent
bovin à la souris, nous avons pu observer la possibilité
d'apparition de la maladie sans PrPres détectable (fig.
6). Or, le cerveau de ces souris est infectieux et
peut transmettre la maladie à de nouveaux animaux dans le
cerveau desquels la protéine pathologique est encore absente.
Toutefois, si l'on poursuit ces transmissions successives,
tous les animaux tombent malades après un temps d'incubation
plus court et homogène, leur cerveau finissant par accumuler
la PrPres(13). Nous sommes alors en présence d'une souche
d'agent dite stabilisée, car ses caractéristiques ne varient
plus au cours des transmissions. D'ailleurs, toutes les études
expérimentales des ESST utilisent ce type de souches stables.
Ainsi les observations effectuées sur une souche d'agent non
encore stabilisée fournissent un argument expérimental en
faveur de l'existence d'un agent qui pourrait se répliquer en
l'absence de PrPres. De plus, ce phénomène expliquerait le
passage apparemment plus facile de l'agent bovin à une
nouvelle espèce : en ayant la possibilité de se répliquer sans
être adapté à la PrP de son nouvel hôte, l'agent augmenterait
la probabilité d'apparition d'un variant parfaitement adapté.
Il ne s'agit toutefois que d'une hypothèse et seule
l'identification de cet agent permettrait de conclure.
Il semble sage de ne pas être dogmatique dans un
domaine où notre savoir est si limité. Si l'avenir confirme
l'hypothèse du prion, le dogme
de la génétique classique aura clairement été pris en défaut.
A l'inverse, si le modèle de la protéine infectieuse est
infirmé, l'avancée majeure des connaissances qu'elle a
suscitée ces dernières années aura paradoxalement été due à
une hypothèse de départ inexacte et les autres travaux sur
l'hérédité cytoplasmique auront bénéficié d'un coup de
projecteur mérité.
Corinne-Ida Lasmézas,
Jean-Philippe Deslys, Olivier Robain et Dominique Dormont
Louis Court et Betty Dodet, Transmissible subacute
spongiform encephalopathy : prion diseases , Elsevier, 1996.
« Les Prions »,
Pathologie-Biologie 43, n°1 et 2, janvier 1995.
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