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 N° 299 | JUIN 1997 |    
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CORINNE-IDA LASMÉZAS, JEAN-PHILIPPE DESLYS et DOMINIQUE DORMONT
sont chercheurs dans le service de neurovirologie du CEA à Fontenay-aux-Roses.
e-mail : lasmezas@cea.fr
OLIVIER ROBAIN
est médecin et chercheur à l'hôpital St Vincent de Paul et à l'Inserm U29.


La controverse scientifique en quatorze points

Lexique

Figure 1.

Structure de la PrP

Figure 2.

Figure 3.

Figure 4.

Figure 6.

Figure 5.

Lésions de spongiose dans le cerveau

*ÉPONGE.

Lors des ESST, les cerveaux présentent dans le corps et le prolongement des neurones de multiples gonflements vacuolaires faisant parler de spongiose, par comparaison avec une éponge.

*PRÉVALENCE

nombre de cas par an au sein d'une population donnée, sans distinguer entre les cas nouveaux et les cas anciens.

*VIRUS LENT

l'expression de « maladie à virus lent » (à infection lente serait plus juste) date de 1954. Ces maladies du système nerveux se caractérisent par la longueur de l'incubation, le développement lent et irréversible des symptômes conduisant à la mort, des lésions anatomiques localisées au système nerveux, et enfin la possibilité de transmission.

*SPORADIQUE

du grec sporas : épars, dispersé. Une maladie sporadique frappe un petit nombre d'individus isolément, par opposition à endémique ou épidémique.

*IATROGÈNE

ou plutôt iatrogénique (du grec iatros , médecin et genos , origine, cause) fait référence à une transmission due à un acte médical (injection d'hormone de croissance contaminée) ou chirurgical (en neurochirurgie : greffes de dure-mère).

*Il y a
TRANSMISSION HORIZONTALE

lorsque l'agent infectieux se transmet d'individu à individu par contagion aérienne, digestive, etc. La transmission génétique ou de mère à enfant est dite verticale.

*LES NUCLÉASES forment une grande famille d'enzymes spécifiquement capables de dégrader les acides nucléiques. Elle se partage en deux classes, l es désoxyribonucléases qui hydrolysent spécifiquement l'ADN et les ribonucléases qui sont spécialisées dans l'hydrolyse de l'ARN.

*PSORALÈNE

agent chimique qui, joint à l'action des UV, provoque des liaisons chimiques covalentes entre les brins d'acides nucléiques.

*PROTÉASE

enzyme qui dégrade les protéines en hydrolysant certaines de leurs liaisons peptidiques.

*ARN MESSAGER. Copies de l'ADN, les ARN messagers, fruit de la transcription de l'ADN, sont lus et traduits en protéines par des organites cellulaires du cytoplasme, les ribosomes.

*ÉPITHÉLIUM SECRÉTOIRE: l'épithélium est un tissu non vascularisé, exclusivement constitué de cellules juxtaposées, ayant pour fonction de produire une sécrétion (glandes salivaires, muqueuse intestinale).

*EXON

chez les eucaryotes (organismes dont les cellules ont des noyaux), les gènes contiennent des séquences codantes ou non, les exons, interrompues par des séquences non codantes, les introns.

*ÉPISSAGE ALTERNATIF

Les gènes sont d'abord transcrits sous forme de longs ARN messagers précurseurs qui sont ensuite raccourcis pour aboutir à la molécule d'ARNm final : ce phénomène est appelé l'épissage. L'ARNm précurseur est débarrassé de ses introns. Très souvent, les ARNm peuvent être épissés de différentes façons, produisant ainsi plusieurs protéines à partir d'un seul gène : c'est l'épissage alternatif. Dans le cas du gène de la PrP, le fait que la séquence codante soit d'un seul tenant rend impossible tout épissage alternatif.

*HÉTÉRODIMÈRE : association de deux molécules (dimère), ici deux protéines différentes (hétéro).

*TITRE INFECTIEUX

Lorsqu'on inocule un extrait infectieux à des animaux de laboratoire, ceux-ci développent la maladie avec une fréquence et une période d'incubation directement liées à la dose d'agent infectieux inoculé. Le titre infectieux d'une préparation se mesure en observant le nombre d'animaux malades en fonction des dilutions successives de l'échantillon. Il se calcule à partir de la dose létale 50 % (DL50), c'est-à-dire la dose qui ne tue que 50 % des animaux.

*ÉLECTROPHORÈSE

Méthode de séparation des protéines ou des acides nucléiques qui repose sur les différences de charge électrique, de taille et de forme de ces molécules qui migrent sur un support soumis à un champ électrique.

*KILODALTON (kD)

Le dalton est une unité correspondant à la masse d'un atome d'hydrogène (1,67 x 10-24 g). Les poids moléculaires sont exprimés en daltons ou kilodaltons.



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La Recherche a publié :

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(II) D. Dormont, J. Brugère-Picoux, « Les encéphalopathies spongiformes »,

avril 1992.

(III) J. Froment et L. Manuelidis, « Vache folle : prion ou virus ? », mai 1996.


L'idée iconoclaste d'une protéine infectieuse est devenue un dogme

L'agent secret des maladies à prions

Que sait-on vraiment de la biologie du prion ? Cette mystérieuse protéine à deux visages joue un rôle fondamental dans les encéphalopathies spongiformes transmissibles. Lorsqu'elle s'accumule, elle est toxique pour les cellules du cerveau. Mais comment une protéine naturelle peut-elle devenir infectieuse ? Comment expliquer qu'au sein d'une même espèce elle puisse se présenter sous de nombreuses variantes ? La série de questions qui demeurent sans réponse plaide en faveur de l'existence d'un agent pathogène associé. Mais celui-ci reste à découvrir.

Diverses maladies ont été rassemblées depuis la fin des années 1960 sous l'appellation d'encéphalopathies subaigües spongiformes transmissibles (ESST). Ce vocable évoque leurs principaux points communs : elles évoluent lentement, d'où le terme de « subaiguës », les cerveaux s'altèrent et se transforment progressivement en « éponges »* ; ces maladies peuvent se transmettre d'individu à individu ; outre l'homme, elles atteignent plusieurs autres espèces de mammifères et particulièrement les animaux d'élevage, ovins et bovins.

La première description d'une maladie de ce type remonte au XVIIIe siècle : ce fut la tremblante du mouton, baptisée scrapie par les Anglo-Saxons. Ces mots soulignent ses signes cliniques les plus significatifs : le tremblement et le prurit entraînant des lésions de grattage. Cette maladie endémique n'a suscité jusqu'à une date récente qu'un intérêt limité. En 1938, en l'inoculant à des chèvres, les Français J. Cuillé et P.L. Chelle, de l'Ecole vétérinaire de Toulouse, prouvèrent qu'elle est transmissible. Mais cette découverte resta longtemps dans l'oubli.

Près de vingt ans plus tard, en 1957, le pédiatre américain Carleton Gajdusek étudie en Nouvelle-Guinée une maladie fatale du système nerveux qui touche sur un mode épidémique des indigènes vivant encore à l'âge de pierre. La tribu des Fore est particulièrement atteinte par cette maladie qu'elle appelle kuru, ce qui signifie « frisson ». Dans ses écrits, Gajdusek s'interroge longuement sur la cause du kuru. Deux éléments évoquent une origine génétique : la forte prévalence* dans un isolat de population fortement consanguine et l'atteinte plus fréquente de certaines familles. Gajdusek note cependant que les femmes et les enfants sont beaucoup plus souvent malades, ce qui ne correspond à aucun modèle génétique connu. Il établit la responsabilité du cannibalisme rituel pratiqué par les Fore.

Trois faits cruciaux émergent peu à peu de l'étude du kuru. Tout d'abord, en 1959, le vétérinaire américain W.J. Hadlow est frappé de la similitude entre kuru et tremblante du mouton sur le plan clinique et neuropathologique. Ensuite, comme la tremblante, le kuru est transmissible. L'équipe de Gajdusek entreprend d'inoculer du tissu cérébral de patients morts du kuru, par voie intracérébrale, à des chimpanzés. Après une très longue incubation (atteignant 30 mois), les singes sont atteints d'ESST et ce résultat est publié en 1966 dans Nature . Il s'agit, dit alors Gajdusek, de la première maladie humaine due à un virus lent*.

Troisième fait, dont se rend compte le futur prix Nobel : le kuru est proche de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ), curieuse démence présénile décrite à partir du début du XXe siècle. Comme le kuru et la tremblante, la MCJ comporte un aspect neuropathologique très original : l'autopsie révèle une spongiose, c'est-à-dire la présence de vacuoles optiquement vides dans les prolongements nerveux (fig. 1). La MCJ était classée dans le cadre des maladies, dites dégénératives, du système nerveux. Elle n'était pas alors reconnue comme infectieuse. L'épidémiologie indiquait une maladie rare (un cas par million d'habitants et par an), mais son caractère très ubiquitaire n'évoquait pas une maladie génétique. En 1968, Gajdusek transmet la MCJ humaine au chimpanzé.

A cette époque la nouveauté et l'originalité des ESST sont très grandes, particulièrement chez l'homme. Connues pour être endémiques chez le mouton, ces maladies ont toutes une forme transmissible. Mais 90 % des cas de Creutzfeldt-Jakob sont sporadiques* (cas dispersés). Et certaines variantes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, ou encore le syndrome de Gerstmann-Sträussler-Scheinker (GSS) sont génétiques.

Dès qu'il commence à travailler sur le kuru, Gajdusek recherche son agent infectieux. L'entreprise se révèle très difficile. La surprise est grande de voir une maladie transmissible du système nerveux, a priori attribuable à un nouveau virus, aussi complètement dépourvue des signes inflammatoires habituels accompagnant les maladies infectieuses. Aucune réaction immunitaire spécifique ne peut être mise en évidence. Aujourd'hui encore, l'agent responsable de toutes ces encéphalopathies transmissibles reste l'objet de débats scientifiques passionnés, et parfois vifs.

L'apparition de cas iatrogènes* de MCJ à partir de 1985-1986, après prescription d'hormone de croissance extraite d'hypophyses humaines prélevées sur des cadavres, puis le développement d'une encéphalopathie spongiforme (ESB) dans les troupeaux de bovins de Grande-Bretagne, et enfin le soupçon de la transmissibilité à l'homme de l'ESB après la description d'une nouvelle variante de la MCJ (nvMCJ), ont alerté l'opinion publique et relancé les recherches. Les préoccupations économiques et sanitaires font que le public demande avec insistance une explication claire et des mesures efficaces en termes de sécurité alimentaire et pharmaceutique. Les statisticiens évaluent à près de 900 000 le nombre de bovins en phase d'incubation de la maladie et passés dans l'alimentation humaine, principalement britannique, avant mars 1996. Mais, actuellement, il n'est pas possible d'évaluer l'ampleur de l'épidémie de nvMCJ à venir au Royaume-Uni - une fourchette allant de 70 cas à 80 000 cas a été proposée. La transmissibilité de la tremblante et de l'ESB chez l'animal, du kuru et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme est désormais bien établie. Cependant le fossé est large entre la transmissibilité expérimentale et ce que l'on peut observer en clinique. Chez l'homme, les cas avérés de transmission horizontale*, d'un individu à un autre individu sont exceptionnels.

Avec la disparition du cannibalisme en Nouvelle-Guinée vers la fin des années 1950, le kuru a progressivement décliné. Les cas humains iatrogènes sont très rares, exception faite des cas de MCJ dus à l'hormone de croissance d'origine humaine contaminée, observés majoritairement en France (qui regroupe 55 % des cas mondiaux). La plupart des cas de MCJ restent d'apparition sporadique.

Les formes génétiques représentent moins de 10 % des cas connus d'ESST humaines. La mise à jour de quelques douzaines de familles dans lesquelles les membres de trois ou même quatre générations ont développé une MCJ, évoque une maladie génétique dominante. Mais, paradoxalement, ces formes d'allure génétique sont aussi transmissibles horizontalement (expérimentalement, à l'animal de laboratoire), ce qui prouve la présence d'un agent de type infectieux.

De même, la tremblante du mouton a été longtemps considérée comme une maladie génétique. Or la possibilité de transmission horizontale, par ingestion de placentas contaminés, et verticale - lors d'expériences de transferts d'embryons d'une mère infectée à une brebis saine - est désormais bien étayée.

Quant à l'épidémie d'ESB, son origine alimentaire est établie en 1988. Cette conclusion repose sur des données épidémiologiques et incrimine la consommation par les bovins de farines d'os et de viande dans lesquelles ont été incorporées des carcasses d'animaux infectés. Quant à la transmission materno-foetale (de la vache au veau), bien que non démontrée formellement, elle semble pouvoir exister, ce qui risque de retarder l'extinction totale de l'épidémie.

L'agent pathogène des ESST restant mystérieux, comment le détecter ? Le caractère infectieux d'un tissu à tester est mis en évidence en l'inoculant à l'animal de laboratoire, le plus souvent par voie intracérébrale. Au plan biochimique, l'agent infectieux des ESST présente une résistance inhabituelle à divers procédés d'inactivation : il résiste beaucoup mieux aux agents dénaturant les acides nucléiques (nucléases*, radiations ionisantes, psoralènes*) qu'aux procédés dénaturant les protéines, comme les protéases*. Ces caractéristiques ne sont pas celles généralement observées avec les virus connus. D'où l'expresssion « agents transmissibles non conventionnels » (ATNC). Dès les années 1960, J.S. Griffith puis Raymond Latarget, avec des arguments indirects, émettent l'hypothèse que ces agents sont d'une nature purement protéique. En 1982, Stanley Prusiner étudie l'agent de la tremblante à l'université de San Francisco : à partir du système nerveux central (SNC) de hamsters inoculés avec la tremblante, il obtient une fraction purifiée qui contient principalement une protéine hydrophobe et qui conserve le pouvoir infectant. Prusiner adopte à son tour l'hypothèse de la protéine infectieuse et propose d'appeler « prion » l'agent transmissible (anagramme de proteinaceous infectious particle ). La protéine hydrophobe isolée s'accumule dans le SNC des sujets atteints sous une forme résistante à une protéolyse limitée qui détruit les autres protéines. Elle est désormais appelée PrP pour protéine du prion.

Munis des outils de la biologie moléculaire, les chercheurs sont partis sur la piste du gène codant cette protéine. Pour aboutir en 1985 à cette curieuse constatation : la PrP, à l'origine considérée comme l'agent infectieux, est codée par le génome de l'hôte. C'est un constituant normal de la cellule. Le gène de la PrP est identifié chez tous les mammifères étudiés, rongeurs, ruminants, primates... Ce gène varie très peu : selon l'expression usuelle des généticiens, il est très conservé. Chez l'homme, on le trouve sur le bras court du chromosome 20. Très vite, il est apparu que la protéine présente chez le mammifère normal et celle qui s'accumule dans le système nerveux lors des ESST sont codées par le même gène et ont la même séquence en acides aminés.

En revanche, leur conformation tridimensionnelle semble différente. Les méthodes d'analyse structurale, essentiellement la spectroscopie infrarouge, permettent de proposer des modèles de structure : la protéine normale comporte d'avantage d'hélices (dites a) que de feuillets (appelés b), tandis que la proportion de ces derniers augmente dans la forme anormale. L'existence de ces deux types de protéines et le mécanisme de passage de l'une à l'autre, ainsi que la capacité de la forme pathologique à s'accumuler sont au coeur du débat actuel.

Pour Stanley Prusiner, l'agent infectieux de la tremblante est constitué uniquement de la protéine prion PrP sous sa forme anormalement repliée en feuillets b, cette modification de structure spatiale étant transmissible à des molécules de PrP initialement normales. Il s'agit là d'un schéma typiquement instructionniste impliquant un transfert d'information de protéine à protéine au moins au niveau de la conformation.

Ce schéma est en contradiction avec la génétique classique. Le paradigme fondamental de la biologie moléculaire, exprimé avec force par Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité en 1970, implique en effet que dans la cellule vivante l'information se fasse de l'ADN vers l'ARN puis vers les protéines. La séquence des acides aminés, formant la structure primaire de la protéine, est codée à partir de la librairie de séquences nucléotidiques présente dans le génome. La structure tridimentionnelle des protéines est liée de façon univoque à la structure primaire et, « parmi les milliers de conformations repliées en principe accessibles à la fibre polypeptidique une seule est choisie et réalisée » , écrit J. Monod.

L'idée que la structure d'une protéine puisse être induite par celle d'une autre protéine rappelle ce que les immunologistes imaginaient au début des années 1940 : la pénétration d'un antigène était supposée « mouler » l'anticorps correspondant, hypothèse tout à fait logique pour expliquer l'exacte adaptation de la réponse immune à une multiplicité d'antigènes. Cette hypothèse s'est finalement révélée fausse, la réponse immune étant induite par l'expression clonale d'un anticorps déjà présent dans le répertoire.

L'hypothèse du prion s'attaquait donc au dogme en vigueur. Et pourtant, grâce à l'acharnement de Prusiner, elle est à l'origine des progrès les plus marquants dans le domaine des ATNC depuis plus de dix ans, grâce aux différentes approches expérimentales qu'elle a suscitées. Les études de biologie structurale ont aussi montré qu'il peut exister des états de transition entre deux formes tridimensionnelles d'une même protéine. Pendant longtemps rejetée comme hétérodoxe, l'hypothèse du prion est aujourd'hui acceptée par la majorité des chercheurs. A vrai dire, elle est à son tour presque devenue un dogme.

Rappelons brièvement les connaissances acquises sur ces deux isoformes de la PrP. On l'a vu, la protéine normale présente chez l'individu sain est facilement dégradée par les protéases. Elle a été appelée PrPc (pour cellulaire) ou PrPsen (pour sensible aux protéases), afin de la distinguer de la forme anormale appelée PrPsc dans le cas de la tremblante (sc pour scrapie ) ou PrPres pour résistante.

La protéine elle-même est difficile à visualiser par les techniques classiques. On a recherché les ARN messagers* qui la codent chez l'animal sain : ils ont été mis en évidence dans de nombreux organes, comme la rate, le muscle ou le poumon. Mais généralement à des taux dix à cinquante fois plus faibles que dans le cerveau. Il a fallu des outils sophistiqués de microscopie électronique pour observer la distribution, également ubiquitaire, de la protéine elle-même. Dans le système nerveux central, elle est essentiellement neuronale et se situe en particulier dans les boutons synaptiques (fig. 2)(1). En dehors du SNC, on trouve la PrP dans les épithéliums sécrétoires*, ce qui pourrait avoir une incidence lors d'une transmission des ATNC par voie orale. En dépit de sa localisation ubiquitaire, le rôle de la PrP reste inconnu. Les souris transgéniques, dites knock-out (KO), chez lesquelles le gène de la PrP ne s'exprime pas, n'ont pas de troubles particuliers( I) .

Quant à la protéine anormale, dans les cas les plus démonstratifs, elle s'accumule dans le cerveau des individus infectés sous forme de plaques amyloïdes (fig. 3 ) que l'on observe lors du GSS, du kuru et de la nvMJC. Les méthodes de purification de la PrPres utilisent ses propriétés d'agrégation en présence de détergents, et de résistance à la protéolyse. Après ultracentrifugation, la PrPres ainsi purifiée prend, observée au microscope électronique, un aspect en fibrilles ou bâtonnets. Ces structures sont appelées SAF ( scrapie associated fibrils ) ou prion rods et correspondent à des polymères de PrPres(2). Les mécanismes de transformation de la PrPc en PrPres demeurent inconnus. On sait qu'il n'y a aucune modification de la nature ou du taux des ARNm de la PrP au cours de ces maladies. La partie codante du gène étant contenue dans un seul exon*, il n'existe pas de possibilité d'épissage alternatif*. L'accumulation de la PrPres résulte vraisemblablement de sa résistance au catabolisme normal, c'est-à-dire au processus naturel de dégradation des protéines.

Pour expliquer le passage de la protéine normale à la protéine pathologique, différentes hypothèses ont été proposées. Dans la théorie du prion formulée par Prusiner, il y aurait interaction directe entre une molécule de PrPres et une molécule de PrPc (formation d'un hétérodimère*), ce qui induirait la modification de la conformation de la PrPc(3). Cette modification de structure pourrait aussi résulter d'un processus de polymérisation en chaîne, initié par la PrPres inoculée qui servirait de cristal initiateur (phénomène de nucléation)(4). D'autres auteurs ont également évoqué l'intervention de molécules chaperonnes (ces protéines qui aident les autres protéines à acquérir leur structure tridimensionnelle), modifiant le repliement normal de la protéine au cours de sa synthèse, la PrP pouvant même être sa propre molécule chaperonne (5)(II). Enfin, si l'on envisage l'existence d'un agent infectieux distinct de la PrP, on peut imaginer que celui-ci interfère avec le métabolisme de la PrP à un moment de son cycle réplicatif et qu'il induise l'apparition d'une forme anormale de la protéine qui, ne pouvant plus être éliminée par la cellule, s'accumule.

Quel est le rôle de la PrP dans les ESST ? Le gène codant la protéine native est le déterminant majeur de la composante génétique de ces maladies. Chez l'homme, des mutations de ce gène sont retrouvées dans toutes les formes familiales d'ESST : le GSS, les formes génétiques de la MCJ et l'insomnie fatale familiale (IFF), plus récemment décrite. Des expériences réalisées avec des souris transgéniques possédant plusieurs copies du gène ont montré qu'il contrôle la susceptibilité aux ESST, la durée de l'incubation de la maladie et la barrière d'espèce. La susceptibilité de ces animaux transgéniques est en effet proportionnelle au nombre de copies du transgène de la PrP. A l'inverse, des souris n'exprimant pas le gène de la PrP de souris ne sont pas sensibles aux ATNC de souris. La barrière d'espèce protège de l'infection par un ATNC provenant d'une autre espèce. Mais cette protection est plus ou moins complète selon les espèces hôtes et les souches d'ATNC. On peut la franchir en faisant exprimer un gène de PrP étranger à des animaux transgéniques. Ainsi une souris normalement résistante à un ATNC de hamster devient sensible à cet agent si elle possède le gène codant pour la PrP normale de hamster(6) (fig. 4).

La PrPres joue donc manifestement un rôle central dans la physiopathologie de la maladie et dans l'établissement des lésions neurodégénératives. Que sait-on de sa toxicité cellulaire ? In vivo , dans deux modèles d'ESST de souris, l'accumulation de PrPres précède l'activation des astrocytes (la gliose), une population cellulaire présente dans le système nerveux central ; elle précède aussi l'établissement des lésions de spongiose(7) . De même, in vitro , dans des cultures de cellules nerveuses, un peptide de synthèse correspondant au fragment hydrophobe de la PrPres, ayant tendance à polymériser sous forme de fibrilles et constitué des acides aminés 106 à 126, est capable d'induire une mort neuronale par apoptose ainsi qu'une prolifération et un gonflement des astrocytes (gliose)(8).

Cette action toxique ne s'observe pas sur des cultures cellulaires provenant de souris n'exprimant pas la PrP (souris KO). Il en est de même in vivo chez des souris KO (sans PrP) ayant eu une greffe de cellules embryonnaires cérébrales de souris normale. Après inoculation par voie intracérébrale, l'accumulation de la PrPres et les lésions habituelles de spongiose et de gliose apparaissent au niveau du greffon ; en revanche, dans le tissu environnant la greffe (n'exprimant donc pas la PrPc) aucune lésion n'est visible, bien que des dépôts de PrPres provenant du greffon y diffusent(9). Il semble donc que la protéine normale soit requise pour que s'exprime la toxicité de la protéine pathologique. L'hypothèse du prion a remis à l'ordre du jour une notion ancienne, celle d'hérédité « cytoplasmique », qui avait été complètement éclipsée par le développement de la génétique classique. Un phénomène de type prion a ainsi été décrit chez la levure(10). En effet, il existe chez Saccharomyces cerevisiae un mutant (baptisé [URE3]) pour la protéine ure2 capable d'induire par cytoduction l'apparition de ce phénotype mutant dans une cellule voisine.

La cytoduction est l'accolement de deux cellules, puis la fusion des membranes et l'échange de matériel cytoplasmique. Dans ce modèle, il y a transfert d'information de type génétique par le cytoplasme et non par le noyau. D'autres modèles analogues ont été décrits dans d'autres levures ou des champignons. Toutefois, ni le gène ni la protéine PrP ne sont concernés par ces modèles, très éloignés du mode de communication intercellulaire chez les mammifères.

Les ATNC sont-ils constitués exclusivement de PrP anormale ? Les tenants de cette hypothèse développent une série d'arguments convaincants. Mais des contre-arguments peuvent être opposés point par point (voir l'encadré page suivante). Si l'hypothèse la plus populaire et la plus originale demeure celle d'une protéine infectieuse, elle ne répond pas facilement à toutes les questions. Une somme de preuves partielles ne constitue pas une preuve absolue. Il existe donc encore de la place pour un agent infectieux associé à la PrP anormale (fig. 5)(III).

En particulier, l'existence de différentes souches d'agents infectieux demeure difficilement interprétable dans la théorie protéique pure. Ces souches se distinguent les unes des autres par leur dynamique de réplication (dont dépend la durée d'incubation de la maladie) et leur tropisme pour différentes régions du cerveau. La cartographie quantitative des lésions de spongiose, très bien étudiée depuis une vingtaine d'années notamment par les chercheurs d'Edimbourg, permet d'identifier chaque souche infectante chez la souris. On parle ainsi de « profils lésionnels », spécifiques d'une souche d'ATNC chez un hôte donné. Plus de vingt souches ont été isolées chez la souris, ce qui pose la question de l'existence d'une information spécifique de l'agent, indépendante de la PrP de l'hôte. Dans l'hypothèse du prion, cette information serait codée par la structure de la PrPres. Un dogme de la biologie structurale voulait qu'une protéine n'adopte qu'une seule structure, celle correspondant à son état thermodynamiquement le plus stable. Le concept d'une protéine pouvant avoir deux états structuraux différents dans un même environnement cellulaire (respectivement la PrP cellulaire -PrPc- et la PrPpathologique- PrPres-) était déjà très novateur. Il devient difficile d'expliquer qu'il puisse exister vingt formes de la PrP chez un même hôte, sans l'intervention d'un autre facteur.

L'apparition de l'ESB apporte un éclairage nouveau aux maladies à prions. Contrairement à la tremblante présente à l'état endémique depuis des siècles dans les troupeaux de moutons, l'ESB est une maladie nouvelle propagée sur un mode épidémique. Le caractère infectieux de cette maladie est au premier plan et la génétique de l'hôte joue un rôle très discret, alors que dans la tremblante il est important : les études épidémiologiques n'ont pas retrouvé de différence de susceptibilité selon les races de bovins et des moutons génétiquement résistants à la tremblante sont infectables par l'agent de l'ESB. De plus, la protection par la barrière d'espèce semble moins forte avec le nouvel agent de l'ESB, apparemment très stable. En effet, d'autres espèces ont été contaminées par voie alimentaire, y compris des carnivores : tigre, pumas, ocelots et guépards élevés dans des zoos anglais et nourris de carcasses bovines. De la même manière, alors qu'aucun lien épidémiologique n'a jamais été mis en évidence entre la tremblante du mouton et la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme, la contamination par l'agent bovin semble constituer la seule explication vraisemblable de l'apparition de la nouvelle variante de MCJ en Grande-Bretagne. Le premier argument expérimental en faveur d'un lien de cause à effet entre l'agent bovin et la maladie humaine est venu de la découverte de lésions similaires chez le macaque infecté par l'agent de l'ESB et les patients décédés de nvMCJ(11). Chez ces patients et chez les bovins atteints, l'étude de la PrPres a révélé un profil particulier en électrophorèse, ce qui renforce la notion du caractère nouveau de cette maladie et sa similitude avec l'ESB(12). L'hypothèse du prion n'est pas toujours pertinente pour expliquer et prédire le comportement de l'agent de l'ESB, alors que des raisonnements virologiques classiques permettent une approche plus pragmatique.

De plus, lors d'expériences de transmission de l'agent bovin à la souris, nous avons pu observer la possibilité d'apparition de la maladie sans PrPres détectable (fig. 6). Or, le cerveau de ces souris est infectieux et peut transmettre la maladie à de nouveaux animaux dans le cerveau desquels la protéine pathologique est encore absente. Toutefois, si l'on poursuit ces transmissions successives, tous les animaux tombent malades après un temps d'incubation plus court et homogène, leur cerveau finissant par accumuler la PrPres(13). Nous sommes alors en présence d'une souche d'agent dite stabilisée, car ses caractéristiques ne varient plus au cours des transmissions. D'ailleurs, toutes les études expérimentales des ESST utilisent ce type de souches stables. Ainsi les observations effectuées sur une souche d'agent non encore stabilisée fournissent un argument expérimental en faveur de l'existence d'un agent qui pourrait se répliquer en l'absence de PrPres. De plus, ce phénomène expliquerait le passage apparemment plus facile de l'agent bovin à une nouvelle espèce : en ayant la possibilité de se répliquer sans être adapté à la PrP de son nouvel hôte, l'agent augmenterait la probabilité d'apparition d'un variant parfaitement adapté. Il ne s'agit toutefois que d'une hypothèse et seule l'identification de cet agent permettrait de conclure.

Il semble sage de ne pas être dogmatique dans un domaine où notre savoir est si limité. Si l'avenir confirme l'hypothèse du prion, le dogme de la génétique classique aura clairement été pris en défaut. A l'inverse, si le modèle de la protéine infectieuse est infirmé, l'avancée majeure des connaissances qu'elle a suscitée ces dernières années aura paradoxalement été due à une hypothèse de départ inexacte et les autres travaux sur l'hérédité cytoplasmique auront bénéficié d'un coup de projecteur mérité.


Corinne-Ida Lasmézas, Jean-Philippe Deslys, Olivier Robain et Dominique Dormont


Louis Court et Betty Dodet, Transmissible subacute spongiform encephalopathy : prion diseases , Elsevier, 1996.

« Les Prions », Pathologie-Biologie 43, n°1 et 2, janvier 1995.